




« Je ne me souviens plus de mon premier abandon. Je n’ai la sensation de ce vide angoissant pour une enfant. Je l’ai comblé par l’idée de ma future famille. J’étais obsédée par la maternité. Ma première poupée a été conçue lors d’une séparation forcée d’avec ma fille.
En 2006, quand le père de mes enfants et moi nous nous séparons, je commence de façon obsessionnelle à coudre et dessiner pour parer à cet abandon et réparer la chute d’un idéal. Depuis, les abandons se sont succédé, me menant à chaque fois vers des petits drames. Et je multipliais les actes magiques pour ne pas perdre l’amour de l’amoureux suivant, pour ne pas mourir, pour avoir l’argent suffisant ; jusqu’à aujourd’hui. Un matin, je me suis levée sans avoir peur de la solitude, sans avoir besoin d’un amoureux pour me sauver. Mes actes magiques n’ont pas eu l’effet souhaité, mais ils m’ont accompagnée dans ce chemin pour la libération »
Caroline Dahyot
Pour évoquer Caroline DAHYOT, j’ai également choisi le très beau texte de Pierre GENTÈS…
« La mer, affamée de falaise, lèche l’immense plage qui fait suite à cette ultime bravade de terre, cette poitrine dérisoire de calcaire lardée de silex, sur laquelle, plantant ses racines de béton, est la maison de Caroline DAHYOT.
Lovecraft aurait pu être inspiré par cette courbe sans fin qui suit l’affaissement des collines cauchoises, là où la Normandie meurt au pied de la Picardie. Il nous aurait parlé de la respiration de cette eau, de sa dangereuse caresse, de ses vagues incessantes guettant le moment.
Caroline DAHYOT parle d’amour et couche sans repos, vague après vague sur le kraft encollé d’images et nourrit de teintes où vivent ses personnages, ses histoires de tendres rencontres, de citadelles tombées en douce pâmoison, de cœurs palpitants et d’animaux de conte de fée.
Caroline DAHYOT, qui a la voix douce et l’écoute attentive et craintive, est une militante implacable: ses vignettes portent son discours et font penser aux images reçues en échange de « bon-points » dans une école de blouses et de tableau noir et rappellent celles qui imageaient nos provinces et le bonheur d’y vivre. Les vignettes de Caroline parlent de « l’aimable vivant » qu’il soit plante, animal ou humain et même air et eau et sont comme un écho au roman de Christiane Rochefort « Encore heureux qu’on va vers l’été ».
… et celui de Louis DOUCET paru dans « Le poil à gratter », N° 37 octobre 2015.
Car Caroline DAHYOT, c’est aussi la Villa Verveine…
« Les personnages féminins de Caroline Dahyot portent souvent leur cœur en bandoulière. Elle le fait figurer à l’extérieur des personnages auxquels il est censé appartenir, faisant office de plastron, de cuirasse, de bouclier ou de vêtement. Comme si, pour elle, contrairement aux idées communément admises, cet organe n’était pas le siège de l’âme ou des sentiments de l’individu mais quelque chose qui lui est extérieur, une sorte de pièce rapportée, distante et séparable de la personne. Peut-être faut-il y voir un écho de ce que l’artiste déclare volontiers : « D’avoir été élevée dans la religion m’a donné le sentiment que les choses se font en dehors de moi. »[2]
Pour autant, on ne peut pas parler de distanciation ni d’instrumentalisation du corps humain, tant ses personnages expriment une quête éperdue d’amour, la recherche d’un autre qui demeure inaccessible ou hostile. Il n’y a aucun cynisme dans sa démarche. Probablement un peu de cette fausse naïveté que l’on attribue aux jeux d’enfants, dont on sait cependant qu’ils sont plus profonds que l’on veut bien le croire. Chez Caroline Dahyot, le cœur peut être candidement offert à des tiers aveugles qui semblent le dédaigner ou servir d’ultime rempart contre des agresseurs déshumanisés.
Les femmes, qui proposent si complaisamment leur cœur, inconditionnellement, sans espoir de retour, sont souvent nues, le sexe apparent. Jamais central, cependant, parfois juste suggéré, comme une excuse, une marque de pudeur plus explicite encore que le serait sa dissimulation sous un vêtement. Le cœur est offert, le sexe ne l’est pas… On ne peut s’empêcher de penser, ici, à l’iconographie religieuse et populaire du Sacré-Cœur de Jésus. Il y a, dans cette saisissante juxtaposition, comme un raccourci de la propre expérience de l’artiste : éduquée strictement dans une austère école religieuse, elle sera vite amenée, pour gagner son pain, à réaliser des illustrations érotiques pour un magazine satirique.
Entre désir et passage à l’acte, tout en restant baignés dans une forme de mysticisme clairement assumé, les dessins de Caroline Dahyot mettent en lumière l’échec de la nécessaire réversibilité du désir qu’évoque Lacan : « Le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre. »[3] Au risque d’en arriver à cette forme de sublimation narcissique que constate Nietzsche : « On en vient à aimer son désir et non plus l’objet de son désir. »[4] C’est ainsi que l’artiste en est venue à créer ses poupées, dont elle écrit : « c’est le pouvoir que je donne à mes poupées comme si elles allaient réaliser ce que moi je ne pourrais pas concrétiser : j’inscris dans mes poupées ce que je désire avant de passer à l’acte. »[5]
Le passage à l’acte ne vient pas. Du moins pas dans ses dessins. Sauf à considérer que le désir ne se résout pas nécessairement en acte sexuel, mais, dans une optique bachelardienne, devient le moteur même de la construction de la personnalité humaine : « L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. »[6] Ou bien encore, dans la descendance de la pensée de Spinoza, qu’il est consubstantiel à toute humanité : « Le désir est l’essence même de l’homme, c’est à dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. »[7] Il n’est donc pas question de refoulement, chez Caroline Dahyot, mais de la mise en évidence d’une réalité bien plus essentielle…
La thématique de la maternité est souvent sous-jacente dans bon nombre de dessins de Caroline Dahyot. Mais il s’agit d’une maternité désincarnée ou, du moins, désexualisée, à l’instar de celle que Nietzsche mettait en avant : « Vénérez la maternité, le père n’est jamais qu’un hasard. »[8] Nous sommes, avec les dessins de notre artiste, dans le registre d’une forme de spiritualité, où la mère se mue en icône intangible, manifestation du mystère de l’incarnation d’une humanité universalisée, révélée et perçue dans un état d’extase ou de béatitude. D’ailleurs pour bien marquer son ancrage dans une tradition catholique, son répertoire de couleurs et ses mises en page sont largement empruntés aux images religieuses populaires, dans la tradition des images d’Épinal.
Il y a donc, dans les dessins de Caroline Dahyot, une dimension magique, incantatoire ou exutoire, qui veut leur conférer la capacité de conjurer le mauvais sort, d’apporter protection, calme, sérénité, unité, amour… Derrière l’effusion spontanée d’une émotion brute, on perçoit aisément les traits d’une âme qui se refuse à quitter son état enfantin et se réfugie dans un univers dont elle connaît pourtant la fragilité. A contrario, l’artiste fait montre d’une remarquable capacité d’analyse, d’observation des maux et des travers de notre monde, de la faiblesse d’un être humain cerné par ses propres contradictions, tourmenté par son incapacité à s’approcher d’un idéal par nature inatteignable. Ses images matérialisent une humanité qui ne peut que susciter la compassion, entraînant le spectateur dans un vertige qui élargit sa réflexion et le conduit de l’intime à l’universel.
Il ne faut pas croire que Caroline Dahyot, telle une psychopathe, reste enfermée dans un univers dont ses soucis occuperaient le centre. Il n’en est rien. En témoignent ces dessins réalisés à quatre – voire à six – mains, avec des confrères[9] distants de plusieurs centaines de kilomètres. Bien plus que de modernes cadavres exquis, ce sont de véritables compositions dans lesquelles la contribution identifiable de chacun des artistes concourt à l’émergence d’une image forte et porteuse de multiples sens… Et c’est peut-être le paradoxe le plus frappant chez cette artiste que l’on pourrait qualifier d’introvertie que de découvrir son immense capacité à s’adapter à des visions et à des univers qui lui sont a priori étrangers.
Louis Doucet
[1] In Sens-plastique.
[2] In Histoire organique, août 2014.
[3] In Écrits.
[4] In Par-delà le bien et le mal.
[5] Ibidem.
[6] In La Psychanalyse du feu.
[7] In Éthique.
[8] In Ainsi parlait Zarathoustra.
[9] Notamment Éric Demelis et Gaspard Pitiot.
https://carolinedahyot.blogspot.com/